L’ABJECTIF – Ghérasim Luca

non daté [1960-1962], ex. unique.
– 46 p. ; 32 x 26 x 8 cm ; (A’) – album photo, 119 clichés ; texte autographe, lettres capitales, mine de graphite sur papier granuleux beige.
– couv. cuir noir ; 21 planches, carton fort ajouré.
Fonds Ghérasim Luca, don de Micheline Catti ; inv. n° 060 23.

Détails

Album photo de 21 planches de carton fort ajouré (1 à 4 fenêtres par page).

Couverture cuir noir et dorure, pièce de métal découpée et sculptée, motif marguerites, signes d’usure sur le dos ; fermoirs métalliques cassés ; dorures sur le premier plat, les tranches et sur l’encadrement des pages et des fenêtres ; gardes de papier fort blanc moiré et strié.

119 photographies XIXe siècle (photographies de famille, portraits seuls ou groupes, buste ou plain-pieds, regroupements de photographies d’enfants très jeunes et nouveaux-nés) ; certains encadrements entre deux photographies sont coupés pour lier les deux clichés (deux photos de frère et soeur, de couple déguisé), même procédé pour insérer un texte.

Textes autographes, à la mine de graphite, lettres capitales, sur 29 feuillets de papier beige granuleux (format carte de visite, cabinet, et deux formats intermédiaires, insérés dans deux fenêtres reliées par des découpes de leur encadrement).

Par variation grammaticale et décomposition de l’album de famille, Ghérasim Luca propose un étonnant parallèle entre l’adjectif et les liens de sang. Au même titre que la répétition, le tri des photographies vire à l’obsession. Derrière la simplicité du dispositif et l’innocence des procédés, Ghérasim Luca nous met finalement en face d’un album passant du jeu au «MONSTRUEUX», par subversion linguistique.

Transcription

«L’ABJECTIF /// CRASSEUX /// POISSEUX /// PARESSEUX… /// CONTAGIEUX /// MÉLODIEUX… /// POUSSIÉREUX… /// PLUTÔT / ANXIEUX / ET / SILENCIEUX / QUE / VERTIGINEUX /// PLUTÔT DÉDAIGNEUX ET SUPERSTITIEUX /// NI TORTUEUX NI TUMULTUEUX /// TOUJOURS / RESPECTUEUX / ET / IRRESPECTUEUX /// JAMAIS / IMPÉTUEUX / OU SOMPTUEUX /// JAMAIS NÉBULEUX /// TOUJOURS VIGOUREUX /// LITIGIEUX /// PRODIGIEUX… /// TOUJOURS INCESTUEUX /// ET SINUEUX /// JAMAIS CAVERNEUX /// PLUTÔT BRUMEUX / ET VÉNIMEUX /// RIGOUREUX /// ET SPONGIEUX /// MONSTRUEUX [page sans aucune photo sur les 4 emplacements, juste ce mot dans le cadre en bas à droite]»

Références

Ce texte s’approche du dispositif de «Crimes sans initiales», dans La Proie s’ombre (José Corti, 1991), p. 93-107. On y trouve une liste de 14 pages, de mots dont le suffixe est en -isme.

Le caractère obsessif de cette répétition trouve un écho dans un album comme Tête de dictionnaire et s’approche de tentatives de Héros-Limite dans des textes comme «Ma déraison d’être» ou «Autres secrets du vide et du plein».

Remarques

Cette accumulation de termes, qui fait passer de l’adjectif à l’abjectif, peut s’envisager suivant le critère d’«impertinence» que développe Charlène Clonts («Comme je dis comme : Ravinement et maillage de l’espace figural dans l’œuvre de Ghérasim Luca», Europe, n°1045 2016). Plutôt que de mener à un non-sens, qui compromet l’efficacité du langage, chez Luca, l’impertinence met en évidence l’absurdité des catégories du langage, ici celle de la catégorie «adjectif». L’accumulation révèle des connivences sonores et graphiques débordant la catégorie grammaticale de l’adjectif. Ainsi, le dispositif de l’album ménage des parallèles entre l’impertinence des adjectifs entre eux et des photos de famille entre elles (ajours découpés), pour que se fasse alors le passage de «l’album de famille» à l’«ALBUM DE NON-FAMILLE» (Monsieur Paris). Le lien familial entre les individus photographiés est vidé par le travail de l’artiste pour rejoindre des critères qui, après manipulation de l’album, formulent des rapports de sens par d’autres voies : allure du costume, pose de l’enfant, présence d’un cerceau, paire de chaussures, cadre de la photographie, glissement de plusieurs individus sur un même cliché.