Mon travail génère pour la plupart du temps des dispositifs tridimensionnels – sculpturaux et installatoires – souvent in situ. Depuis quelques années, des travaux texte – images s’y sont joints. Ces travaux sont pour le moment regroupés en deux corpus, sous le titre des pièces “irréalisables et indéfendables” et les “ tâches impossibles”.
Les pièces “irréalisables et indéfendables” tentent de prendre très au sérieux des discours politiques ou économico-politiques – notamment sécuritaires – face auxquels j’éprouve de la peur, de l’irritation, de l’exaspération, mais aussi de la fascination. Etant donnée la portée anxiogène et la force de fascination de ces discours, j’ai tenté de les prolonger, de les étirer ou d’étendre leur logique interne afin de les « attraper » et leur donner forme au moment de leur lisibilité extrême. Etonnamment, ce moment de lisibilité extrême correspond avec le moment de l’effondrement de leur apparente cohérence interne et de leur apparence éthique. Seulement, faire forme avec ce moment d’effondrement me met dans un dilemme et une ambiguïté quasi insoluble, car ce “faire forme” m’amène à des propositions plastiques qui sont justes pour l’artiste que je suis mais qui peuvent être en même temps éthiquement indéfendables pour le citoyen, père ou compagnon que je suis aussi. Afin de poursuivre ma fascination et d’assumer ma responsabilité d’artiste, il s’agit alors d’envisager la tension possible entre l’éthique artistique et l’éthique citoyenne non pas comme un obstacle pour “faire” mais comme un moyen de produire. Il faut alors prendre cette tension comme le cœur, le fondement même d’une forme plastique. C’est dans ce contexte que les termes « irréalisables ou indéfendables » se sont imposés. Ils définissent l’impossiblité de donner aux travaux une existence matérielle dans l’espace physique où la liberté de mouvement humain soutient la liberté de penser et d’agir. L’espace où se trouvent ces dispositifs doit être public mais il ne doit pas influer sur la liberté ou l’entièreté du spectateur, tout en admettant que les travaux sont justement basés sur de telles considérations. Cet ensemble de travaux se matérialise alors dans les médias analogues et digitaux, comme une composante “normale” de leur support, un article de journal, une page sur un site web. Ces éléments peuvent aussi ne pas être vus, ils se glissent dans son contexte. En même temps, ils créent une incohérence du support même.
Les ”tâches impossibles” se réfèrent non pas à des discours mais à des endroits géographiquement localisables. Par une superposition de décisions politiques, économiques et même géologiques, ces endroits sont tombés « hors temps » et en dehors de l’espace politique et social. Ils se trouvent en dehors de l’emprise du politique, en dehors de l’emprise de la démocratie, hors monde – bien que dans le monde.
J’éprouve envers ces lieux une sorte de fascination comme le lapin pour le serpent et je ne peux pas ne pas vouloir en faire forme. Seulement, comme ils sont géographiquement localisables et comme ils ont une étendue physique, ces endroits influent sur la liberté de mouvement et de l’action humaine dans leur environnement et ils appellent donc plus à un positionnement civique ou militant qu’à une attitude artistique. Seulement, je suis plus efficace en tant qu’artiste que militant. Arrive alors le problème que l’action artistique est contraire et non mandatée, elle parle exclusivement en son nom et ne s’adresse qu’à d’autres individus, au contraire de l’action militante qui prend sa légitimité dans la conviction d’un parler “au nom de”, dans le fait d’être tacitement ou expressément mandatée par un collectif et de s’adresser à son tour à un collectif.
Je me trouve alors à nouveau dans une tension entre mon attitude civique et ma posture artistique. Afin de pouvoir agir je dois donc tranformer une situation appellant à une action collective, et adressée à un collectif, en un matériau qui permet une action individuelle dirigée vers un autre individu. Se posent alors actuellement quelques questions : est-ce que la tension entre mon éthique d’artiste et mon rôle non-artistique peut-être un matériau plastique à part entière ? En plus, chercher à éclaircir ce champ de problématiques nécessite une analyse et une description précise des tensions apparues. Du fait de leur ampleur nécessaire, de telles analyses et descriptions peuvent s’apparenter à des travaux à part entière. Est-ce que de telles analyses et descriptions – initialement des projets théoriques – peuvent êtres envisagées comme des formes plastiques ?
Saint-Yrieix-la-Perche, septembre 2019
Veit Stratmann est né en 1960 à Bochum en Allemagne. Il vit à Paris
Son travail a été montré internationalement.
Il a en même temps une activité pédagogique en France et à l’étranger.
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